Allocation de thèse:  » Les traces des activités humaines à l’ère du numérique »

Projet : TAHEN – Les traces des activités humaines à l’ère du numérique

Porteur du projet : François-David SEBBAH

Laboratoire d’accueil : Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques (COSTECH EA 2223)

Date de démarrage : au plus tard le 31 décembre 2011

Financement : Région 100%

Une bourse de thèse d’une durée de trois ans est allouée par la Région Picardie (montant : 1375 euros net mensuel environ). La thèse sera dirigée par François-David Sebbah (PU Philosophie contemporaine, Université de Technologie de Compiègne), EA COSTECH, département TSH, UTC. Le sujet en est : « Les traces des activités humaines à l’époque du numérique ».

Les candidatures peuvent être envoyées à F.-D. Sebbah (francois.sebbah@utc.fr) jusqu’à fin septembre. Documents : un CV, une lettre (1 à 3 pages environ) exposant les motivations et la manière dont le candidat se « réapproprie » le sujet proposé. S’agissant d’un sujet touchant à la philosophie et aux Sciences humaines et sociales, le descriptif du sujet, disponible à la suite, circonscrit une zone problématique, mais doit être repensé en première personne.

Le (la) candidat(e) aura une formation et des compétences en philosophie et/ou en épistémologie (voire en « théorie » en un sens plus large que les sections CNU), ainsi que des savoirs et/ou une expertise concernant les dispositifs numériques. Les domaines de la philosophie contemporaine les plus particulièrement concernés sont indiqués dans le descriptif – il n’y a cependant pas d’exclusive a priori.

Les candidat(e)s retenus seront appelés à se présenter à l’UTC. A l’issue de cette audition, un(e) candidat(e) sera sélectionné(e). Le processus de recrutement ne devrait pas excéder la fin octobre.

LES TRACES DES ACTIVITES HUMAINES A L’EPOQUE DU NUMERIQUE.

Problématique et objectifs scientifiques

La  trace d’une activité humaine est-elle expression de la singularité de la personne, de l’agent, ou bien alors une identification qui permet l’indexation, la reproduction à l’identique, le calcul et donc la maîtrise (qui permet aussi un traitement quantitatif et statistique) ? La trace d’une activité humaine est-elle un témoignage singulier qui permet un héritage, une transmission – toute reprise dans un héritage fût-elle réinvention – ou bien une donnée calculable qui permet le traçage des individus ?

La numérisation des données, et, plus fondamentalement, la production de données à propos des êtres humains par les dispositifs numériques met en évidence de manière aiguë ceci que la trace est tout aussi bien l’inscription qui permet la mise en contact, la transmission et la survie, que l’indexation dans un calcul qui veut permettre le contrôle, le traçage – des êtres humains comme des marchandises.

En effet, les activités humaines sont plus ou moins réifiables ou matérialisables grâce à l’outil numérique : la communication langagière devient une donnée sonore que l’on peut enregistrer et analyser, l’échange verbal peut être filmé pour une étude ethnographique, les activités d’usager sur un site deviennent des données, des traces numériques à analyser. Or, pour ces données, on s’aperçoit qu’elles ne sont pas « données » de manière brute et évidente mais qu’à tout le moins elles dépendent du système technique qui les réifie, et peut-être les constitue comme ce qu’elles sont.

Prendre la mesure de ce que l’inscription numérique fait à l’activité humaine est donc décisif aujourd’hui puisque les traces que nous déposons tendent de plus en plus – c’est une tendance lourde – à être soit numérisées soit d’emblée numériques – c’est-à-dire calculables et indéfiniment reproductibles.

Etat de l’art et place du projet dans le contexte international.

Il s’agit donc, pour mener le travail à bien, de se placer dans le cadre d’une hypothèse théorique qui  ne barre pas immédiatement l’accès à ce dont il s’agit, or les paradigmes dominants tendent à présenter les traces comme dérivées, secondes et improductives. L’élucidation de la trace à l’époque du numérique aura donc grand profit à se situer dans des cadres théoriques qui mettent en évidence que les traces n’ont jamais été simplement des enregistrements des activités après-coup (ne concernant en rien la nature de ce qui est enregistré), mais ont toujours tout à la fois contraint et capacité ces activités. (Ainsi Goody a t-til montré que l’écriture a rendu possible le déploiement de certaines formes de rationalités). On peut même aller plus loin et faire l’hypothèse qu’en droit l’inscription ne fait pas que reconfigurer ce qu’elle inscrit, mais qu’en un sens elle le rend possible. Les travaux de Goody, Husserl, Derrida, Stiegler, Bachimont, font donc un contexte théorique tout indiqué pour la recherche. Il faudra se situer aussi par rapport au contexte théorique américain qui a développé une pensée de la constitution technologique des inscriptions (cf. en particulier les travaux de Don Ihde dans le cadre d’une entente très spécifique de la « technoscience »).

Originalité et pertinence scientifique du projet, émergence dans le cadre de l’équipe.

Les étapes du projet.

La conceptualisation du statut de la trace à l’époque du numérique procédera par va-et-vient entre des corpus théoriques et des domaines d’étude plus circonscrits : en particulier celui constitué par l’Internet des Objets.

C’est qu’un aspect de la problématique mérite un approfondissement particulier : la trace suppose un support, d’un certain point de vue un corps (ainsi l’objet livre est-il comme le corps de la pensée qui s’inscrit en lui). Et sans doute ne faut-il jamais oublier que si le vocable d’« immatériel » s’est souvent imposé pour qualifier les espaces numériques, il y a en vérité toujours une matérialité sous-jacente. Il n’en reste pas moins que l’une des richesses du numérique et de l’Internet reste son fort pouvoir ubiquitaire. Pourtant, avec le développement extrêmement récent de ce qu’il est convenu d’appeler « l’Internet des objets » (Internet of things) et/ou les néo-objets (dits « communiquants » voire « intelligents »), ce ne sont pas tant les corps qui sont augmentés des possibilités du numérique (même si l’on peut voir les choses ainsi – et c’est bien le discours dominants qui circule à leur propos), c’est bien plutôt le numérique qui se trouve comme augmenté d’un (du) corps. Il s’incarne, devient tangible, et concerne dès lors mon corps dans sa matérialité tangible : il peut agir directement sur mon corps ou l’inverse. On pourra se demander si l’inscription matérielle du virtuel dans les néo-objets qui lui donne corps n’est pas un événement profondément commandé par le statut de toute réalité humaine.

Il n’en reste pas moins que les néo-objets étant comme moi des corps, nous pouvons agir directement les uns sur les autres : un corps peut être assujetti, rendu disponible, instrumentalisé, parce que d’abord pris ou contraint. (Dès lors que j’ai une main je peux prendre, dès lors que je suis un corps je peux être pris) : voilà le risque qu’ouvre aussi l’inscription matérielle, la tangibilité. Et les néo-objets, en tant que pris dans le réseau numérique, n’ont pas seulement un corps matériel qui leur permet le contact avec d’autres corps matériels (dont le mien), n’ont pas seulement un corps matériel qui les rend manipulables – en tant que pris dans la puissance technologique, en grande partie numérique, des capteurs et des actionneurs, et surtout du fait des technologies de l’identification, ils ont pour ainsi dire des mains, ils peuvent agir sur moi, pour ainsi dire me mettre à disposition. Telle est l’ambivalence de la matérialité tangible, qu ‘elle peut être attrapée, et qu’elle peut attraper dès lors qu’elle est « intelligente ». Et tout se passe comme si les pouvoirs du numérique accroissait vertigineusement ce pouvoir de contrôle, comme indexation, calcul, traçabilité (cf. toute la problématique du traçage RFID). D’où la résistance des individus, peut-être, à faire renter les néo-objets dans leur maison et dans l’intimité de leur corps. Les néo-objets, les dits « objets intelligents » porte donc à un degré d’intensité supplémentaire l’ambivalence de toute trace en faisant se rejoindre les pouvoirs du numérique et l’incarnation dans une réalité matérielle, tangible : il démultiplie les possibilités pour les êtres humains de déposer des traces comme témoignage, expression, invention même de singularité, ET il démultiplie la possibilité de la maîtrise et du traçage des individus : nous les traçons et ils nous tracent. A ce titre, ils feront unterrain d’étude décisif pour la mise à l’épreuve des hypothèses théoriques sur le statut de la trace numérique que la thèse pourra formuler.

La prise en compte des néo-objets permet de se faire rencontrer de manière cohérente et pertinente, sur un terrain innovant, deux des axes majeurs portés par l’équipe COSTECH dans le cadre de laquelle s’inscrit le projet de thèse : une pensée de la technique fondée sur l’hypothèse du caractère constitutif des inscriptions d’un côté, et, de l’autre, l’évaluation de l’incarnation et de la résistance tangible dans la constitution du sens de la réalité pour les êtres humains.

Modalités de valorisation socio-économique.

L’enjeu est, de manière évidente, d’une actualité éthique et politique brûlante : il concerne la liberté des personnes et la préservation de leur intimité. Travailler sur 1) le statut de la trace comme inscription et 2) sur la manière dont la numérisation en renouvelle profondément le statut, c’est sans doute prendre à la racine les inquiétudes vives qui s’expriment dans la société civile (cf. le « droit à l’oubli » sur l’Internet, la crainte du traçage qui fait que les institutions européennes portent aujourd’hui la revendication d’un droit au « silence des puces »). Cet enjeu est, de manière médiate, économique aussi, puisque la confiance des acteurs est une condition nécessaire à la possibilité pour le numérique de constituer de la richesse. Or cette confiance dépend très largement de la manière dont l’ambivalence intrinsèque de la trace (indexation et traçage vs expression et témoignage des singularités) sera encadrée. Et cet encadrement dépend au plus haut point de la clarification conceptuelle qu’on aura pu apporter à propos de l’ambivalence intrinsèque de la trace numérique.

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